Chapitre 10
Une petite foule quittait l’auberge du Taureau Rouge. Après une courte audience, l’enquête préliminaire venait de prendre fin – renvoyée à quinzaine.
Rosamund Darnley rejoignit le capitaine Marshall.
— Ça ne s’est pas trop mal passé, hein, Ken ? dit-elle à mi-voix.
Il ne répondit pas tout de suite. Sans doute avait-il trop conscience des regards de tout le village braqués sur lui, des doigts que démangeait l’envie de se tendre…
« C’est lui, j’te dis », « C’est l’mari, là », « Ça doit ben êt’ lui », « R’garde, c’est çui-là qui s’en va… »
Il ne distinguait pas les mots, mais il pouvait les deviner. C’était un supplice – une manière de pilori des temps modernes. Quant à la presse, il l’avait déjà rencontrée : des jeunes gens accrocheurs et tenaces, experts à démolir le mur de silence, de « Rien à déclarer » dont il avait essayé de se protéger. Même les rares monosyllabes qu’il avait lâchés en pensant qu’il n’y aurait pas là matière à interprétation, avaient été repris dans les journaux du lendemain, totalement déformés. « Invité à se prononcer sur le fait que le mystère de la mort de sa femme ne pouvait s’expliquer autrement que par la présence fortuite d’un maniaque homicide, le capitaine Marshall a déclaré etc., etc. »
Les appareils photo l’avaient mitraillé sans répit. Et là, à l’instant même, le bruit familier lui fit lever la tête : un jeune homme souriant lui adressait un petit salut comme pour dire : merci, c’est dans la boîte !
— Le capitaine Marshall et une amie quittant l’auberge après l’audience, murmura Rosamund.
Marshall grimaça.
— Ça ne sert à rien, Ken. Il faut te faire une raison. Je ne parle pas seulement de la mort d’Arlena, mais de toute cette saleté autour : les regards avides, les racontars, les articles racoleurs. La meilleure façon de le supporter, c’est de trouver ça drôle. Sors-leur tous les vieux clichés, les inepties qu’ils attendent, et ricane intérieurement.
— C’est ta politique ?
— Oui. Pas la tienne, je sais. Toi, c’est : défense passive, profil bas et couleur de muraille. Mais c’est impossible ici. Tu ne peux pas te fondre dans le décor. Tu es en plein milieu de la scène, avec un projecteur braqué sur toi. Un tigre à rayures sur une toile blanche. Le mari de la femme assassinée !
— Pour l’amour du Ciel, Rosamund…
— Cher idiot, dit-elle gentiment, je me mets en quatre pour essayer de t’aider.
Ils firent quelques pas sans parler. Puis Marshall dit d’un ton radouci.
— Je sais que c’est ce que tu essaies de faire. Je n’en ai peut-être pas l’air, mais j’apprécie, Rosamund.
Ils étaient sortis du village. Les regards les suivaient toujours, mais de plus loin.
Rosamund tenta une variante de sa première remarque. Mais cette fois, sa voix manqua s’y briser :
— Ça ne s’est pas si mal passé, n’est-ce pas ?
Il resta un bon moment silencieux. Puis :
— Je n’en sais rien.
— Que dit la police ?
— Ils ne se prononcent pas.
Après un nouveau silence, Rosamund l’interrogea :
— Ce petit homme – Poirot –, il s’occupe vraiment de l’affaire ?
— L’autre jour, le chef de la police locale semblait ne jurer que par lui.
— Je sais… mais fait-il réellement quelque chose ?
— Comment diable le saurais-je, ma pauvre ?
— Il est vieux comme Hérode, dit-elle pensivement. Plus ou moins gâteux, j’imagine.
— Probablement.
Ils arrivaient à la jetée. En face, l’île s’étendait, sereine, sous le soleil d’été.
— Tout semble si irréel, parfois, dit soudain Rosamund. Là, maintenant, je n’arrive pas à croire que c’est arrivé…
— Je sais, acquiesça lentement Marshall. La nature est un monstre d’indifférence. Une fourmi de moins… ce n’est pas ça qui va changer la face du monde.
— Oui… Et c’est après tout la seule façon raisonnable d’envisager les choses.
Il lui jeta un bref coup d’œil.
— Ne te mets pas martel en tête, mon chou, dit-il à voix basse. Il n’y a pas de problème. Il n’y a aucun problème.
*
Au bout de la jetée, ils virent Linda accourir à leur rencontre en s’emmêlant les pieds. Des cernes profonds creusaient son visage adolescent, ses lèvres étaient sèches.
— Comment cela s’est-il passé ? interrogea-t-elle, le souffle court. Que… qu’est-ce qu’ils ont dit ?
— Enquête ajournée à quinzaine, répondit brièvement son père.
— Ça veut dire… que… qu’ils n’ont rien décidé ?
— Oui. Il faut un supplément d’information.
— Mais… mais qu’est-ce qu’ils pensent ?
Son père sourit malgré lui :
— Oh, ma chérie, qui le sait ? Et d’abord, qu’entends-tu par « ils » ? Le coroner, le jury, la police, les journalistes, les pêcheurs de Leathercombe ?
— La… la police, fit-elle lentement.
— Eh bien, ce qu’ils pensent, ils le gardent pour eux, grinça Marshall.
Sans un mot de plus, il gagna l’hôtel. Comme Rosamund Darnley s’apprêtait à en faire autant, Linda appela :
— Rosamund !
La jeune femme se retourna. Émue par la détresse de l’adolescente, elle la prit par le bras et l’entraîna sur le chemin qui menait à l’autre bout de l’île.
— Tâche de ne pas trop prendre ça au tragique, Linda, dit-elle gentiment. Je sais que c’est un choc terrible, que c’est affreux et tout ce que tu voudras, mais ça ne sert à rien d’en faire une montagne. Et puis, dis-toi bien que la seule chose qui puisse te frapper dans cette histoire, c’est son côté horrible. Parce qu’au fond, tu n’aimais pas du tout Arlena, tu le sais bien.
Elle sentit le frisson qui secoua le corps tout entier de Linda tandis qu’elle répondait.
— Non, je ne l’aimais pas.
— Perdre quelqu’un qu’on aime, c’est différent, poursuivit-elle. Ça, oui, c’est difficile à surmonter. Mais un choc – fût-il abominable –, il suffit pour s’en remettre de cesser d’y penser tout le temps.
— Vous ne comprenez pas, fit Linda d’un ton âpre.
— Mais si, ma chérie.
Linda secoua la tête :
— Non, vous ne comprenez pas du tout. Christine non plus. Vous êtes gentilles, toutes les deux, mais vous ne pouvez pas comprendre ce que je ressens. Vous trouvez que c’est morbide, vous croyez que je ressasse sans aucune raison…
Elle s’interrompit. Puis reprit d’une voix frémissante :
— Mais ça n’est pas ça du tout. Si vous saviez ce que je sais…
Rosamund se figea. S’interdisant de trembler, raidie dans l’effort qu’elle faisait pour dissimuler toute émotion, elle dégagea son bras :
— C’est quoi, ce que tu sais, Linda ?
La jeune fille la dévisagea, puis secoua la tête.
— Rien, marmonna-t-elle. Rosamund la saisit par les poignets en serrant si fort qu’elle lui arracha une grimace :
— Fais attention, Linda. Fais très, très attention.
Le visage de Linda était pâle comme la mort :
— Je fais attention… tout le temps.
— Écoute-moi, Linda, ce que je t’ai dit tout à l’heure, ça reste vrai, encore mille fois plus vrai, même, dit Rosamund d’un ton pressant. Chasse tout ça de ta tête. N’y pense plus. Oublie, oublie… Tu peux si tu veux. Arlena est morte et rien ne la fera revenir. Oublie tout, pense à demain. Et surtout, tiens ta langue.
Linda parut se recroqueviller :
— On dirait que vous savez… que vous savez tout.
— Je ne sais rien de rien, répliqua Rosamund avec une énergie farouche. En ce qui me concerne, l’assassin d’Arlena est un fou qui rôdait sur l’île. C’est l’explication la plus vraisemblable et la police finira bien par l’admettre. C’est ce qui a dû se passer. C’est ce qui s’est passé.
— Si papa…
— Tais-toi.
— Il faut que je vous dise quelque chose. Ma mère…
— Eh bien quoi, ta mère ?
— Elle a été accusée de meurtre, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Et ensuite papa l’a épousée, comme si, pour lui, un meurtre, ce n’était pas vraiment grave – enfin, pas toujours…
— Ne dis pas des choses pareilles ! s’emporta Rosamund. Même à moi ! La police n’a rien contre ton père. Il a un alibi, un alibi inattaquable. Il n’a rien à craindre.
— Ils ont cru un moment que papa ?…
— Peu importe ce qu’ils ont cru ! s’écria Rosamund. Maintenant, ils savent que ça ne peut pas être lui. Tu comprends ? Ça ne peut pas être lui.
Sa voix impérieuse, son regard imposèrent le silence à Linda qui poussa un long soupir tremblé.
— Tu vas bientôt pouvoir partir d’ici, reprit Rosamund. Tu oublieras tout… tout !
— Je n’oublierai jamais.
Linda avait hurlé sa phrase dans un accès de violence inattendue.
Elle s’arracha à l’étreinte de la jeune femme et courut vers l’hôtel.
Stupéfaite, Rosamund resta clouée sur place, sans réaction.
*
— Il est quelque chose, madame, que j’aimerais savoir.
Christine Redfern posa sur Poirot un regard absent :
— Oui ?
Hercule Poirot ne se formalisa pas de cet accueil. Il avait remarqué la façon dont elle suivait des yeux son mari qui faisait les cent pas sur la terrasse, devant le bar. Mais, pour l’instant, les problèmes strictement conjugaux ne l’intéressaient pas. Il voulait des renseignements :
— Oui, madame. Il s’agit d’une phrase – une phrase que vous avez prononcée l’autre jour et qui a attiré mon attention.
— Oui, qu’ai-je dit ? fit-elle, les yeux toujours rivés sur son mari.
— En réponse à une question du chef de la police du comté, vous avez déclaré que vous étiez passée voir miss Marshall le matin du crime, que sa chambre était vide et qu’elle était revenue sur ces entrefaites. Sur quoi le chef de la police vous a demandé d’où elle revenait.
— Et j’ai répondu qu’elle était allée se baigner, c’est cela ? fit Christine sans dissimuler son agacement.
— Eh non, chère petite madame, eh non ! Vous n’avez pas dit : « Elle était allée se baigner. » Vous vous êtes très exactement exprimée dans les termes suivants : « Elle m’a dit qu’elle était allée se baigner. »
— C’est la même chose, non ?
— Ce n’est absolument pas la même chose ! La formulation même de votre réponse nous éclaire avec précision sur votre impression du moment. Linda Marshall est entrée dans sa chambre, elle portait un peignoir de bain, et pourtant, pour une raison que j’ignore, vous n’avez pas pensé d’emblée qu’elle s’était baignée. C’est cela que suggère cette phrase : « Elle a dit qu’elle était allée se baigner. » Qu’avait-elle donc – était-ce son comportement, quelque chose qu’elle portait ? un mot qu’elle a prononcé ? – qui a fait que vous avez été surprise de l’entendre déclarer qu’elle était allée se baigner ?
Cessant pour un temps d’observer son mari, Christine accorda soudain toute son attention à Poirot. La signification profonde de sa tirade l’intéressait.
— Vous êtes très perspicace, reconnut-elle. C’est vrai, à la réflexion, que j’ai été surprise – oh, un tout petit peu – en entendant Linda dire qu’elle était allée se baigner.
— Mais pourquoi, madame ? Pourquoi ?
— Oui, pourquoi ? C’est ce dont j’essaie de me souvenir. Ah oui… ça doit être à cause du paquet qu’elle avait à la main.
— Elle avait un paquet à la main ?
— Oui.
— Que contenait-il ? Vous le savez ?
— Eh bien, oui, justement. La ficelle s’est défaite. Attachée à la va-vite, comme ils font au village. C’étaient des bougies. Elles ont roulé par terre. Je l’ai aidée à les ramasser.
— Tiens donc ! s’exclama Poirot. Des bougies.
Christine le dévisagea avec stupeur :
— Vous me paraissez bien exalté, monsieur Poirot.
— Linda vous a-t-elle confié pourquoi elle avait acheté des bougies ?
Christine réfléchit un instant :
— Non, je ne crois pas. Je suppose que c’était pour lire le soir. Peut-être que la lumière ne marche pas bien dans sa chambre.
— Oh non, madame, sûrement pas. Il y a une lampe de chevet en parfait état de marche.
— Alors je ne vois pas ce qu’elle voulait en faire.
— Comment a-t-elle réagi quand les bougies sont tombées par terre ?
— Eh bien, dit lentement Christine, elle a eu l’air plutôt gênée… mal à l’aise.
Poirot hocha la tête. Puis il s’enquit :
— Avez-vous remarqué un calendrier dans sa chambre ?
— Un calendrier ? Quel genre de calendrier ?
— Un calendrier vert, peut-être – une éphéméride.
Paupières plissées, Christine cherchait dans sa mémoire :
— Un calendrier vert… d’un vert plutôt vif… Oui, j’en ai vu un, mais où, je ne sais plus. Peut-être dans la chambre de Linda, mais je ne peux pas l’affirmer.
— Mais vous êtes sûre d’en avoir vu un tel que je vous l’ai décrit ?
— Oui.
De nouveau, Poirot hocha la tête.
— Où voulez-vous en venir, monsieur Poirot ? interrogea Christine. Pourquoi ces questions ?
Pour toute réponse, Poirot brandit un petit livre relié de cuir brun défraîchi :
— Et ce livre, l’avez-vous déjà vu quelque part, lui aussi ?
— Eh bien… je crois… je ne suis pas sûre… Montrez… Oui… Linda le feuilletait l’autre jour à la boutique du village. Mais elle l’a remis précipitamment en place quand je suis arrivée. Je me suis demandé ce que ça pouvait bien être.
Sans un mot, Poirot montra le titre Histoire secrète de la magie noire, de la sorcellerie, et de la fabrication de quelques poisons indécelables.
— Je ne comprends pas, dit Christine. Qu’est-ce que cela veut dire ?
— Ah, madame, cela peut signifier bien des choses, répondit gravement Poirot.
Elle lui jeta un regard intrigué, mais il ne fit aucun commentaire.
— Une question encore, madame, reprit-il. Le matin du crime, avez-vous pris un bain avant votre partie de tennis ?
Christine ouvrit des yeux ronds.
— Un bain ? Mon Dieu, non. Je n’en aurais pas eu le temps, et puis je n’en avais pas besoin – pas avant une partie de tennis. Après, peut-être.
— Vous n’avez pas du tout utilisé votre salle de bains en rentrant de l’anse aux Mouettes ?
— Je me suis essuyé les mains et la figure, c’est tout.
— Vous n’avez pas fait couler d’eau dans la baignoire ?
— Non, je vous assure.
Poirot dodelina de la tête.
Tant pis, dit-il. C’est sans importance.
*
Hercule Poirot s’était planté devant la table où madame Gardener livrait contre un puzzle un combat sans merci. Levant le nez, elle sursauta :
— Oh, monsieur Poirot, vous faites si peu de bruit… Je ne vous avais pas entendu. Vous revenez seulement de l’enquête ? Rien que d’y penser m’a mise dans tous mes états. Je ne savais pas quoi faire pour m’étourdir, si bien que je me suis attelée à ce puzzle. De toute façon, j’aurais été incapable d’aller sur la plage comme d’habitude. Quand rien ne va plus, Mr Gardener le sait bien, il n’y a qu’un puzzle pour me calmer. Voyons… où va cette pièce blanche ? Ça doit être un morceau du tapis de fourrure, mais je ne vois pas…
Poirot lui prit délicatement la pièce des mains.
— Elle va ici, madame. C’est un morceau du chat.
— Impossible, c’est un chat noir.
— C’est un chat noir, je n’en disconviens pas, mais vous remarquerez vous-même que le bout de la queue de ce chat noir-là est blanc.
— Mais c’est ma foi vrai ! Quel œil, monsieur Poirot N’empêche, ne me dites pas que ces fabricants de puzzles ne sont pas vicieux. Ils feraient n’importe quoi pour vous embrouiller.
Elle plaça une autre pièce et reprit :
— Vous savez, monsieur Poirot, je vous ai observé ces derniers jours. Je voulais vous voir en train de… de « détecter », si je peux m’exprimer ainsi – non pas que cela n’ait pas l’air sans cœur d’en parler comme ça, comme s’il s’agissait d’un jeu, avec cette pauvre femme, qui après tout a bel et bien été assassinée… Seigneur Dieu ! Chaque fois que j’ai le malheur d’y penser – et je ne pense qu’à ça –, c’est bien simple : j’ai des palpitations ! Du reste, pas plus tard que ce matin, j’ai dit à Mr Gardener qu’il fallait que je m’en aille d’ici, et maintenant que l’enquête a eu lieu, il pense que nous serons à même de partir demain. Et c’est un soulagement, c’est bien le cas de le dire. Mais pour en revenir à la « détection », j’aimerais tant connaître vos méthodes… je me sentirais tellement comblée si vous consentiez à me les expliquer.
— C’est un peu comme votre puzzle, madame. On assemble les pièces. C’est comme une mosaïque – pleine de couleurs et de motifs différents – et chaque petit élément, si biscornu soit-il, doit y trouver sa place.
— Mais comme c’est intéressant ! Vous expliquez magnifiquement, monsieur Poirot.
Poirot poursuivit :
— Et parfois, c’est comme avec la pièce blanche de votre puzzle. On dispose les pièces très méthodiquement, on les trie selon les couleurs, et puis on s’aperçoit qu’une pièce qui aurait dû logiquement appartenir, mettons, au tapis de fourrure, est en réalité un morceau de la queue du chat noir.
— Mais n’est-ce pas fascinant ? Et il y a beaucoup de pièces, monsieur Poirot ?
— Oui, madame. Pratiquement tout le monde, ici, m’a fourni une pièce du puzzle. Vous, entre autres.
— Moi ?
La voix de madame Gardener était montée dans le suraigu.
— Oui, l’une de vos remarques, madame, m’a été d’un secours inestimable. Je dirai même qu’elle m’a été une illumination.
— Mais c’est divin, monsieur Poirot ! Divin ! Ne pouvez-vous pas m’en dire davantage ?
— Hélas, madame, je réserve toujours mes explications pour le dernier chapitre.
— Oh, c’est trop dommage ! trémola madame Gardener.
*
Hercule Poirot toqua discrètement à la porte de Mr Marshall. On entendait, à travers le battant, le cliquetis de sa machine à écrire.
Un bref « Entrez ! » en couvrit un instant le bruit, et Poirot ne se le fit pas dire deux fois.
Assis au bureau placé entre les deux baies vitrées, le capitaine lui tournait le dos. Son regard croisa celui de Poirot dans le miroir qui lui faisait face.
— Oui, monsieur Poirot, que voulez-vous ? lança-t-il avec humeur.
— Mille pardons, dit précipitamment Poirot. Vous êtes occupé ?
— Plutôt, oui, rétorqua Marshall, acerbe.
— J’aurais juste une toute petite question à vous poser.
— Bon sang, j’en ai assez des questions ! J’ai répondu à celles de la police. Je ne vois pas la nécessité de répondre aux vôtres.
— Juste une, très simple. Voilà. Le matin du crime, avez-vous pris un bain entre le moment où vous avez fini de taper votre courrier et celui où vous êtes allé jouer au tennis ?
— Un bain ? Quelle idée ! J’étais allé nager une heure avant.
— Merci, c’est tout.
— Mais, attendez, oh… Poirot avait déjà refermé la porte sans bruit.
— Ce type est cinglé, décréta Marshall.
*
Devant le bar, Poirot rencontra Mr Gardener chargé de deux cocktails. De toute évidence, il allait retrouver son épouse aux prises avec son puzzle.
Il adressa à Poirot un sourire chaleureux :
— Nous feriez-vous le plaisir de vous joindre à nous, monsieur Poirot ?
Poirot déclina l’offre et s’enquit :
— Qu’avez-vous pensé de l’enquête, Mr Gardener ?
Ce dernier baissa la voix :
— Ça m’a semblé un peu confus. La police garde quelque chose dans sa manche, je parie ?
— Je n’irai pas jusqu’à jurer le contraire, confia Poirot.
Mr Gardener baissa encore davantage le ton :
— Entre nous, je serais heureux de pouvoir emmener madame Gardener loin d’ici. C’est une femme très, très impressionnable et cette affaire ne lui vaut rien. Elle est à bout.
— Puis-je me permettre, Mr Gardener, de vous poser une question ?
— Mais certainement, monsieur Poirot. Ravi de vous aider de mon mieux.
Poirot se pencha vers lui :
— Vous êtes un homme d’expérience – un homme, je crois, d’une grande perspicacité… En toute franchise, que pensiez-vous de madame Marshall ?
De surprise, les sourcils de Mr Gardener grimpèrent d’un cran cependant que sa voix baissait une fois encore d’autant.
— Eh bien, monsieur Poirot, chuchota-t-il en promenant alentour un regard prudent, j’ai surpris quelques-uns des ragots qui ont été colportés sur son compte, si vous me comprenez à demi-mot – et ce, surtout parmi ces dames…
Poirot acquiesça d’un hochement de tête.
— Mais si c’est mon sentiment personnel que vous voulez, conclut Mr Gardener dans un souffle quasi inaudible, alors là, très franchement, je vous dirai en toute sincérité que notre femme fatale n’était en fait que la reine des gourdes.
— Que voilà enfin un point de vue intéressant, marmonna Poirot, tout songeur.
*
— Alors, cette fois, c’est mon tour ? dit Rosamund Darnley.
— Je vous demande pardon ?
Elle se mit à rire.
— L’autre jour, le chef de la police du comté conduisait les interrogatoires tandis que vous vous contentiez d’observer. Mais aujourd’hui, j’ai comme l’impression que vous menez votre propre enquête. Je vous ai observé. D’abord madame Redfern. Ensuite madame Gardener : je vous ai aperçu par la fenêtre du salon, penché sur son horrible puzzle. Maintenant, c’est mon tour.
Hercule Poirot prit place sur le banc. Ils étaient à Roc-Soleil. La mer, en contrebas, était d’un vert profond. Au large, c’était une nappe éblouissante, d’un bleu presque blanc, et qui, à l’horizon, se confondait avec le ciel.
— Vous êtes très intelligente, mademoiselle, déclara Poirot en préambule. Je l’ai tout de suite pensé. J’aurais grand plaisir à discuter avec vous de cette affaire.
— Vous voulez savoir ce que je pense de toute cette histoire ? s’enquit Rosamund d’une voix douce.
— Cela m’intéresserait infiniment, oui.
— Je crois que c’est en réalité très simple. La clé du mystère, c’est dans le passé de cette femme qu’elle se trouve.
— Dans son passé ? Pas le présent ?
— Oh, pas forcément dans un passé très lointain. Moi, je vois les choses comme ça. Arlena Marshall était belle, d’une beauté que l’on pourrait qualifier de fatale. Elle « traînait tous les cœurs après soi ». Mais qui sait si elle ne se lassait pas vite de ses conquêtes trop faciles ? Parmi ses… – ses admirateurs, dirons-nous –, il s’en est trouvé un qui l’a mal pris. Oh, ne vous méprenez pas, je ne songe aucunement à un de ces adonis qu’on repère à des kilomètres à la ronde. Non, je verrais plutôt quelque gnome insignifiant, vaniteux et susceptible – du genre à ruminer sa rancœur. Pour moi, il l’a suivie jusqu’ici, il a attendu son heure et il l’a tuée. Voilà.
— Vous voulez dire que c’était un étranger à notre petite colonie de l’île ? qu’il est venu de Leathercombe ?
— Oui. Il a dû se cacher dans cette grotte en attendant son heure.
Poirot secoua la tête :
— Et elle serait allée retrouver un homme tel que vous venez de décrire ? Non, elle aurait ri en haussant les épaules.
— Elle aurait pu ne pas savoir qu’il s’agissait de lui, rétorqua Rosamund. Il aurait pu lui faire parvenir un message signé d’un autre nom.
— C’est possible…, se laissa aller à admettre mollement Poirot.
Il se reprit néanmoins bien vite :
— Mais vous oubliez un élément d’importance, mademoiselle. Un homme décidé à tuer n’aurait pas pris le risque de traverser la jetée et de passer devant l’hôtel en plein jour. On aurait pu le voir.
— Peut-être, mais pas nécessairement. À mon avis, il a très bien pu venir sur l’île sans se faire remarquer.
— Que cela ait été faisable, je vous l’accorde bien volontiers. En revanche, le point capital, c’est qu’il ne pouvait absolument pas compter sur un aussi heureux concours de circonstances.
Rosamund Darnley se fit un brin sarcastique :
— Ne seriez-vous pas, à votre tour, en train d’oublier « un élément d’importance », monsieur Poirot ?… Le temps.
— Le temps ?
— Oui, le jour du crime, il faisait un temps superbe, mais la veille, rappelez-vous, il y avait de la pluie et du brouillard. N’importe qui pouvait venir sur l’île sans être vu. Il ne suffisait plus à l’intrus que de descendre sur la plage et passer la nuit dans la grotte. Ce brouillard, monsieur Poirot, vous ne pouvez pas ne pas le prendre en compte.
Poirot l’observa quelques instants d’un air songeur. Puis il articula :
— Vous savez qu’il y a du vrai dans ce que vous dites ?
Rosamund rougit :
— En tout cas, c’est ma théorie. Maintenant, dites-moi la vôtre.
— Ah ! soupira Poirot.
Son regard alla se perdre dans la mer.
— Soit, mademoiselle, se décida-t-il enfin. Voyez-vous, je ne suis pas quelqu’un de compliqué. J’ai toujours tendance à croire que c’est le coupable le plus plausible qui en définitive a bel et bien commis le crime. Au tout début, il m’a semblé que cette personne était clairement désignée.
La voix de Rosamund prit une intonation rauque :
— Continuez.
— Seulement voilà, poursuivit Poirot, il y a ce qu’il est convenu d’appeler vulgairement un os ! Il est apparemment impossible que ladite personne ait commis le meurtre.
Il l’entendit pousser une sorte de soupir.
— Alors ? demanda-t-elle d’une voix toujours altérée.
Il haussa les épaules :
— Alors comment nous tirer de cette impasse ? C’est là tout mon problème.
Il marqua un temps, puis reprit :
— Puis-je vous poser une question ?
— Bien sûr.
Elle lui fit face, attentive, sur ses gardes. Mais la question qui vint n’était pas de celles auxquelles elle aurait pu s’attendre :
— Le matin du meurtre, avant de vous changer pour le tennis, avez-vous pris un bain ?
Elle le regarda, éberluée :
— Un bain ? Que voulez-vous dire ?
— Ce que je dis : un bain. Vous savez, ce réceptacle en porcelaine, on tourne les robinets pour le remplir, on y entre, on en sort et – glou, glou, glou –, l’eau s’en va dans les tuyaux.
— Monsieur Poirot, seriez-vous réellement fou ?
— Non, je suis parfaitement sain d’esprit.
— Si c’est vous qui le dites… Quoi qu’il en soit, je n’ai pas pris de bain.
— Tiens donc ! fit Poirot. Si je comprends bien, personne n’a pris de bain. C’est extrêmement intéressant, ça.
— Mais pourquoi qui que ce soit aurait-il pris un bain ?
— Pourquoi donc, en effet.
L’exaspération gagnait Rosamund.
— C’est votre côté Sherlock Holmes ou quoi ?
Hercule Poirot sourit. Puis il leva un nez frémissant et, non sans ostentation, huma l’air ambiant :
— Me permettez-vous de me montrer impertinent, mademoiselle ?
— Je suis certaine que vous ne sauriez l’être, monsieur Poirot.
— C’est très gentil à vous. Dans ce cas, oserai-je vous dire que votre parfum est délicieux ? Il a un je ne sais quoi – un charme suave, insaisissable…
Aériennes, les mains de Poirot s’étaient mises à danser.
— Gabrielle n°8, n’est-ce pas ? ajouta-t-il de son ton soudain le plus prosaïque.
— Quel connaisseur vous faites ! Oui, je le porte toujours.
— Ainsi que feu madame Marshall, qui s’en inondait. Très chic, n’est-il pas vrai ? Et extrêmement coûteux, non ?
Rosamund haussa les épaules avec un petit sourire.
— Le matin du crime, reprit-il, vous étiez là où nous sommes. Miss Brewster et Mr Redfern vous ont aperçue de leur bateau, vous, ou du moins votre ombrelle. Ce matin-là, très chère mademoiselle, êtes-vous certaine de ne pas être allée par hasard à la crique aux Lutins, ni d’être entrée dans la grotte, la fameuse grotte aux Lutins ?
Rosamund affronta son regard.
— Êtes-vous en train de me demander si j’ai tué Arlena Marshall ? demanda-t-elle tout uniment.
— Non. Tout ce que je vous demande, c’est si vous êtes entrée dans cette grotte.
— Je ne sais même pas où elle se trouve. Pourquoi y serais-je allée ? Pour quelle raison ?
— Le jour du crime, mademoiselle, quelqu’un qui usait de Gabrielle n°8 a pénétré dans cette grotte.
— Mais vous venez de dire vous-même qu’Arlena Marshall s’inondait de Gabrielle n°8. Elle était sur cette plage. Sans doute est-elle entrée dans la grotte.
— Oui, mais pourquoi ? C’est sombre, exigu et très inconfortable…
Rosamund prit la mouche :
— Ce n’est pas à moi qu’il faut demander la raison des faits et gestes de tout un chacun. Puisqu’il va de soi qu’elle était à la crique, il va forcément de soi que c’est elle qui est allée dans la grotte. Moi, je vous l’ai déjà dit et répété, je n’ai pas bougé d’ici de toute la matinée.
— Sauf quand vous êtes retournée à l’hôtel pour vous introduire dans la chambre du capitaine Marshall, lui rappela Poirot.
— Oui, c’est vrai. J’oubliais.
— D’ailleurs, vous vous trompiez en pensant que le capitaine ne vous avait pas vue.
— Kenneth m’a vue ? s’exclama-t-elle, incrédule. Il… Il vous a dit ça ?
Poirot hocha la tête :
— Il vous a aperçue, mademoiselle, dans le miroir qui est au-dessus de la table.
— Oh ! Je comprends.
Poirot avait cessé de contempler la mer. Ses yeux s’étaient posés sur les mains de miss Darnley qu’elle avait croisées sur ses genoux. C’étaient de belles mains fermes et élégantes, aux longs doigts fins.
— Mes mains vous intéressent ? fit-elle d’un ton cassant en surprenant son regard. Est-ce que… Est-ce que vous vous imagineriez par hasard que… ?
— Est-ce que je m’imaginerais… quoi, mademoiselle ?
Rosamund Darnley secoua la tête :
— Rien.
*
Quelque chose comme une heure plus tard environ, Poirot déboucha au sommet du sentier en lacet qui dévalait vers l’anse aux Mouettes. Quelqu’un se trouvait sur la plage. Une frêle silhouette en chemisier rouge et short bleu marine.
Poirot s’engagea dans le raidillon d’un pas prudent, eu égard à l’étroitesse de ses élégantes bottines.
Linda Marshall se retourna brusquement. Il crut la voir se recroqueviller un peu.
D’un œil méfiant d’animal traqué, elle surveilla son arrivée, son installation précautionneuse sur les galets. Dans un serrement de cœur, il se rendit compte à quel point elle était jeune et vulnérable.
— Qu’est-ce qu’il y a ? l’interrogea-t-elle. Qu’est-ce que vous voulez ?
Il ne répondit pas tout de suite.
— L’autre jour, préluda-t-il enfin, vous avez déclaré à la police que votre belle-mère était gentille avec vous et que vous l’aimiez bien.
— Et alors ?
— Ce n’était pas vrai, n’est-ce pas, mademoiselle ?
— Si, c’était vrai.
— Elle ne faisait sans doute pas preuve de méchanceté agissante – cela, j’y consens. Mais vous ne l’aimiez pas pour autant – oh que non ! Vous la détestiez cordialement. Cela crevait les yeux.
— Peut-être que je ne l’aimais pas beaucoup. Mais on ne doit pas parler comme ça de quelqu’un qui est mort. C’est contraire aux convenances.
Poirot poussa un profond soupir :
— C’est ce qu’on vous a appris dans votre collège ?
— Plus ou moins, oui.
— Quand quelqu’un a été tué, décréta Poirot, la vérité importe plus que les convenances.
— J’aurais pu parier que vous diriez un truc de ce genre.
— Vous auriez gagné votre pari. Et je le dis. Découvrir qui a tué Arlena Marshall, c’est mon travail, voyez-vous.
— Je voudrais oublier tout ça, marmotta Linda. C’est tellement atroce.
La voix de Poirot se fit d’une douceur extrême :
— Seulement vous êtes dans l’incapacité absolue d’y parvenir, n’est-ce pas ?
Linda ferma les yeux :
— C’est un fou qui l’a tuée. Un fou furieux, ça ne peut être que ça.
— Non, murmura Poirot, je ne pense pas un instant que les choses se soient passées ainsi.
Linda avala sa salive :
— Vous parlez comme si… comme si vous saviez.
— Peut-être bien que je sais, en effet.
Il laissa passer un temps, puis :
— Me feriez-vous suffisamment confiance, mon enfant, pour me permettre de vous aider dans l’état de trouble profond où vous vous débattez ?
Linda se leva d’un bond :
— Je ne suis pas troublée pour deux sous. Je n’ai pas besoin qu’on m’aide, ni vous ni personne. Je ne sais même pas de quoi vous parlez.
Poirot la fixa au plus profond des yeux.
— Je parle de bougies, articula-t-il lentement.
Il vit ses pupilles s’emplir de terreur.
— Taisez-vous ! hurla-t-elle. Taisez-vous !
Et elle s’enfuit comme une gazelle vers les lacets du sentier qu’elle gravit à toute allure.
Poirot secoua la tête. Il avait le visage grave et soucieux.